"Loisel, à l'ombre de Peter Pan" - carnet de bord
par Christelle Pissavy-Yvernault

Mardi 14 février 2006

Aujourd’hui mardi 14 février, 19 heures, j’interromps la retrancription de l’interview pour vous livrer ce que je suis en train d’écrire. Tel quel. Je trouve cela tellement passionnant… Lisez vite, ça se passe de commentaires !
Euh, par contre, ne m’en veuillez pas si tout le bouquin n’est pas intégralement de cette trempe-là car voyez-vous, à ce moment de l’interview, on vole plutôt très haut. Et au moment où on enregistrait, moi je jubilais parce que je savais que c’était bon… En toute modestie.
A bientôt, je m’y remets tout de suite.

Un jour, vous avez dit que le génie ce n’est pas de savoir bien faire.

C’est vrai. Je pense que le vrai génie, c’est de savoir rebondir sur les idées des autres. Etre musicien, c’est avoir l’oreille ; être peintre, c’est avoir l’œil. Prenons Picasso : on dit que c’est un peintre génial, je ne l’aime pas, mais il est vraiment génial. Il avait l’œil. Il savait repérer une piste intéressante chez un autre peintre – qui ne l’avait sans doute pas perçue comme telle – et il rebondissait dessus pour aller encore plus loin. Le génie, c’est de surprendre. Et sans tremplin, on ne va nulle part. Donc on va chercher ce tremplin chez les autres. Picasso a sublimé des tas de choses en regardant ce qu’on appelle l’art nègre, en regardant ce qu’a fait Braque… Sa création est immense, d’une liberté folle. Et le génie, c’est aussi d’oser. Oser ce planter, oser aller ailleurs… Et Picasso a osé aller ailleurs.

C’est votre philosophie ?

Oui. Cela ne veut pas dire que je suis génial, loin de là, mais je crois à ce principe. On est obligé d’utiliser le savoir des autres, et d’avoir l’œil. Il m’arrive parfois de remarquer dans des bandes dessinées des choses auxquelles je n’aurai pas pensé. Et le dessinateur qui l’a fait n’y a pas véritablement pensé non plus. Il l’a trouvé par hasard. Et le génie c’est aussi de savoir reconnaître l’accident et savoir comment l’utiliser. Ca c’est être génial. C’est avoir l’œil.

Et vous, que faites vous de vos accidents, de vos faiblesses ?

J’essaie de les transformer en force. Le style, ou la qualité d’un artiste, quel qu’il soit, se définit d’abord par ses faiblesses. Je me rappelle de l’histoire du génie de Louis Armstrong. Il est l’exemple même de l’artiste pour qui tout a commencé après un accident : suite à je ne sais quel problème, sa trompette a été abîmée et le son en a été bien évidemment déformé. Ce jour-là, il avait un concert de prévu qu’il n’a pas pu annuler. Il a donc été contraint de jouer avec sa trompette et à la fin du spectacle, tout le monde était ébahi par le son de son instrument et se demandait comment il réussissait une telle prouesse. Par la suite, il a su récupérer cet accident qui est devenu son style, unique au monde. Et son génie a donc été de reconnaître cette faiblesse et de l’utiliser pour la transformer en quelque chose de formidable. Pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, il a su rebondir et aller ailleurs.

Où est ce fameux goût de l’effort dont vous parliez ? Là, vous nous dites juste qu’il faut savoir contourner ses faiblesses ?

Je vais vous parler de mon fils, Clément, qui se lance dans la peinture. Il est fait pour être portraitiste, c’est ce qu’il réussit de mieux.  Quand on réalise un portrait en buste, on est obligé de faire des mains qui doivent être de qualité égale au visage. Or, il se trouve qu’il ne sait pas encore bien les dessiner. Il doit donc faire l’effort de mieux dessiner les mains pour réussir à les aligner au niveau de ses portraits. Et s’il ne veut pas faire cet effort-là, il doit alors absolument trouve une astuce pour ne pas avoir à en dessiner. Et c’est quand on cherche à contourner des problèmes qu’on trouve des solutions qui vont faire preuve d’originalité. Prenez un artiste comme Egon Schiele. ses mains sont longues, très osseuses, avec des doigts écartés… Elles sont objectivement  déformées mais il a réussi à trouver un équilibre dans cette déformation. Elles sont devenues sa marque de fabrique. Alors qu’il y a des millions de personnes sur la planètes qui savent dessiner des mains parfaites, si parfaites qu’on ne s’y attarde même pas… C’est ce que j’appelle transformer une faiblesse en un style.

Vous avez donc construit votre style sur vos faiblesses?

Oui, mais ne parlons pas pour autant de génie ! J’ai trouvé des parades qui me sont propres et qui, au final, définissent mon travail et le rende immédiatement identifiable. Ma patte n’est pas dans le trait mais dans les cadrages. Parce que je ne savais pas faire les pieds, parce que je déteste dessiner les chaussures, j’ai trouvé une manière de mettre en scène mes histoires qui m’enlève cette corvée. Je fais des premiers plans, je coupe mes personnages à un certain niveau… et comme ma mise en scène fonctionne par elle-même, personne ne voit qu’elle existe ainsi pour que je n’ai pas à dessiner des pieds ! J’ai fait l’effort à la fois de me débrouiller pour ne pas les dessiner et aussi qu’on ne puisse pas repérer mes trucages. Et avec le temps, ce système est devenu quasiment un tic dont je me sens presque prisonnier. Aujourd’hui, quand même, je sais dessiner les pieds mais ils n’ont aucun intérêt. Alors que certains peintres savent les dessiner merveilleusement. Souvent des pieds forts, des pointures 47 ou 48…mais ils confèrent une certaine assise aux personnages, une particularité au tableau. Des dessinateurs vont être séduits par ce genre de pieds et vont vouloir s’en inspirer, mais n’ayant pas compris et intégré la démarche de l’artiste, ils ne vont faire que recopier ce qu’ils ont vu.

Ce ne sera pas leur propre parade.

Non. Ils sont des éponges mais ils ne rebondissent pas ailleurs. Ils prennent ce qu’il y a de mieux chez les uns et les autres, ils font un patchwork de tout cela mais ils ne vont pas plus loin.

C’est ce qui fait qu’on dit d’eux qu’ils sont des sous-untel ?

Oui, ou bien de bons faiseurs. Mais cela n’a rien de péjoratif  car il y en a dont je suis très admiratifs. Il y a des dessinateurs réalistes qui savent formidablement bien dessiner des chevaux ou des voitures. Mais leur trait manque de personnalité.

Alors de quoi êtes-vous donc admiratif puisque vous n’êtes pas dans la même catégorie ?

Je suis admiratif de leur savoir-faire.

Pourquoi ? Ca vous manque ?

Si ! Non ! Enfin, disons que mon savoir-faire résulte d’années et d’années de questionnement et de recherches. Je ne suis pas un dessinateur doué et j’ai vraiment beaucoup travaillé pour pallier à cela… Par contre, j’ai l’œil. Cela ne veut pas dire que je m’en sers bien, mais je sais reconnaître les qualités chez les autres. Et je sais détecter quand ils se rapprochent de quelque chose d’important. Ce qui est étonnant, c’est que lorsque je le montre au dessinateur qui a trouvé ce truc, très souvent il n’a pas vu qu’il a créé un tremplin sur lequel un jour quelqu’un d’autre va rebondir.

Et c’est celui-ci qui passera à la postérité !

Exactement.

 

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